La première vient de Ramallah, Palestine. Elle a appris à se libérer en devenant une des meilleures djettes de la sono mondiale 2018. La seconde est Tunisiennen, bientôt à l’affiche du festival We Love Green.

C’est elle qui a amené la déflagration des BPM’s en plein Printemps Arabe jusqu’à devenir une référence de la techno actuelle. Sama et Deena Abdelwahed n’avaient jamais échangé ensemble. Ni de la fonction de leur musique dans un monde de plus en plus difficile, ni de leurs racines, ni de la place des femmes dans les pays Arabes. Deuxième épisode d’une discussion au sommet. 

Vous parlez beaucoup de l’état dans lequel se trouve le monde actuel, et, en particulier, vos pays d’origine, mais est-ce que le clubbing et la techno peuvent servir d’exutoire ?

Sama : En tout cas, à l’évidence, ça marche sur moi ! J’aimerais vraiment que ma techno ait le même effet sur le public. La musique a toujours eu cet effet d’échappatoire, mais je le sens plus dans la techno. Pourquoi ? C’est un genre qui n’est dicté ni par des mots, ni par un beat, ni par une gamme, ni par une tonalité. Et la conséquence c’est ça : ressentir ce vide absolu, se perdre dans le son et l’espace et être enfin soi-même. Après, malheureusement, cette sensation de liberté totale ne va durer que le temps d’une soirée. Dès que les lumières se rallument et que le DJ coupe le son tout le monde sort puis repart faire semblant.

Deena : Parfois, un set techno me fait penser à une réunion des “Alcooliques Anonymes”. En tout cas il ne fonctionnera jamais comme un concert. Tu es là, tu peux être dans ton monde mais tu peux aussi discuter avec les gens qui t’entourent, débattre, dénoncer. Les sets electro sont avant tout des moments de liberté. Pour te défouler et tout extérioriser, il n’y a pas de meilleur rendez-vous.

Votre musique n’est pas seulement divertissante et il vous arrive de le dire en interview. On sent un engagement militant derrière certaines tracks. Rien que le nom de ton dernier EP Deena, “Klabb” qui signifie “rage” en arabe, est assez explicite…

Deena : Evidemment, que je veux que ma musique sonne la plus revendicative possible. Et la plus pointue aussi. J’ai tellement de choses à dire, de messages à faire passer et de sujets qui me tourmentent. L’activisme, c’est aussi en parler et quoi de mieux que la musique pour ça ? Je me considère parfois comme ces alarmes qui énervent, qui titillent l’esprit, j’essaye de produire des sons lourds et oppressants afin que le public puisse ressentir physiquement la situation catastrophique dans laquelle certaines personnes se trouvent. J’exagère même. Après, il m’arrive aussi de passer des musiques légères qui apportent du groove et donnent envie de danser. Un phénomène qui dernièrement m’a fascinée, sont les gens qui, pour pouvoir immigrer, prétendent tomber amoureux d’un Européen ou d’une Européenne. Un amour opportuniste. J’hallucine de voir que l’on vit dans une époque où même l’amour n’est plus gratuit, n’est plus pur.

Sama : Pour être honnête j’essaie toujours au maximum de séparer la politique de la musique. Mais parfois c’est plus fort que moi, l’envie de prendre position à travers la musique me rattrape. Ca m’est d’ailleurs arrivée récemment, quand j’ai reçu une invitation pour mixer à Tel-Aviv alors que je ne reconnais ni ce pays, ni sa capitale. Ce n’est pas une question de religion. Israël continue d’oppresser le peuple palestinien, représente une idéologie avec laquelle je suis en désaccord total, je ne me vois donc pas accepter leur visa, qu’ils me donneront juste pour les divertir, soyons honnêtes.

Appel à la prière

Vous semblez avoir un avis bien tranché sur la situation politique de vos pays respectifs…

Sama : Même si on a bien enchaîné les conneries, on remarque une réelle prise de conscience et beaucoup plus de transparence. Les gouvernements ne peuvent plus rester silencieux, ils vont devoir prendre position les uns après les autres. Beaucoup ont d’ailleurs refusé d’aller à la cérémonie d’ouverture de l’ambassade américaine. Selon moi c’est un préalable encourageant… Faire l’autruche n’a jamais été la solution à rien. Jérusalem a toujours été aux Israéliens, elle n’a jamais été notre capitale. Preuve en est, nous ne sommes pas autorisés à y aller. Maintenant, c’est à nous de décider si nous voulons continuer à nous battre les uns les autres ou si nous leur laissons la ville entière. Qu’on en finisse… Et ce nuage de fumée commence enfin à se dissiper. La glace a été brisée. Grâce à qui ? Trump ! En deux secondes, le bonhomme a réglé toute cette histoire en se ramenant comme une fleur pour annoncer son soutien à Israël. En y repensant, j’adore cet homme… Il est si peu compliqué ! Il passe à la télévision et dit tout ce qui lui passe par la tête. Il représente si bien l’Américain, toujours à vouloir épater la galerie. Grâce à lui, nous voyons désormais le vrai visage du peuple américain. Tous ont toujours bombé le torse, revendiquant être une terre de liberté, une nation à l’esprit ouvert… Non, non, vous êtes juste un pays de Rednecks complètement fous, à l’image de votre président.

Deena : En Tunisie, je considère que la Révolution arabe n’a pas apporté tant de choses. Mais je ne m’en étonne pas pour autant. Des bouleversement comme celui qu’a connu mon pays demandent du temps. Ce n’est pas du “vite fait, bien fait”. Pourtant, c’est le jour et la nuit : une meilleure liberté d’expression, liberté de polémique…. Certes, la population tunisienne fatigue, mais tous sont courageux et veulent aller au bout de cette métamorphose. Quand je pense qu’avant, tu disais une chose de travers et tu disparaissais. Ce que l’Egypte est toujours en train de vivre actuellement. Attention, il ne faut pas croire non plus que la Tunisie est devenu un monde de “bisounours”. On observe encore parfois des moments de censure. Comme lorsque le DJ britannique Dax J a mixé l’appel à la prière et a été condamné à un an de prison. Nous étions dans une période électorale, le maire de Hammamet, Raouf Jabnoun ne pensait qu’à sa popularité et voulait se montrer strict. Même si j’ai trouvé cette affaire totalement absurde car ce festival à Hammamet est un peu le Ibiza de Tunis. Vous ne trouverez que des hypocrites qui font le ramadan mais qui boivent comme des trous. Bien entendu que ça ne leur a pas plu d’entendre l’appel à la prière, ça renvoyait leur “pêché” à la figure. Il les a bien eu quand même…

A vous deux, on pourrait croire que l’électro est devenu la référence en terme de culture musicale arabe…

Sama : Non, il ne faut pas exagérer. La musique traditionnelle arabe reste un pilier de notre patrimoine musical et j’ajouterais aussi le Hip-Hop avec le rap. La Palestine abrite énormément de rappeurs. Le groupe DAM a été le premier avec Tamer Nafar, qui maintenant enseigne le hip-hop et le rap à la population lambda. Plus récemment, j’ai monté un projet au côté de sept artistes, appelé “Electrostine”. Un fait de la musique chaabi, un fait de la dub, deux rappent, un autre fait de la percussion et de la basse, je mixe et un dernier amène l’univers pop. Nous avons organisé une résidence qui a duré deux semaines, où l’idée était d’utiliser les musiques traditionnelles palestiniennes pour ensuite les remixer et proposer quelque chose de nouveau.

Deena: A Tunis, c’est très léger. On ne peut pas dire que la Tunisie soit très underground, pas au sens artistique en tout cas. En France, “underground” sous-entend “expérimental”. En Tunisie, tout ce qui est underground représente les musiciens ou lieux de fêtes qui n’ont pas la permission de la police ou de la mairie. Mais musicalement parlant, rien de très novateur.

En quoi ça fait partie de notre culture ?

Sama, toi qui est originaire de Ramallah, comment as-tu grandi en Palestine en tant que femme ?

Sama : Honnêtement ? Avec énormément de chance ! Comme toute petite fille qui a un grand-frère, je voulais tout le temps faire les mêmes choses que lui. Et à chaque fois, on me sortait : «Non, tu ne peux pas faire ça, tu es une fille». Ce genre de réflexion mon cerveau n’a jamais réussi à intégrer. J’ai eu aussi la chance d’avoir des parents qui se sont toujours battus contre la discrimination des genres. Si je m’affirme autant aujourd’hui, c’est en grande partie grâce à eux. Je me souviens que lorsque j’étais petite, je voulais être footballeuse, mécanicienne… Le regard des autres n’était pas malveillant, mais tous ont naturellement fini par me surnommer «p’tit mec». Je me rappelle aussi que mes amies refusaient de fumer en public, sous prétexte que nous étions des filles. C’est complètement absurde, non ? Heureusement, le temps et notre génération ont progressivement ouvert les esprits. Preuve en est, lorsque j’allais à l’école, garçons et filles portaient tous pantalon et blazer, à la différence que les filles devaient se revêtir d’une espèce de longue robe… Je n’avais que 6 ans, il était pourtant hors de question que je porte une jupe. Avec deux autres enfants du même âge, nous sommes entrés en résistance. On n’a pas arrêté de se faire virer de l’école, jusqu’à ce qu’ils cessent ce dress code ridicule. Il pensait qu’à chaque expulsion, nous allions retenir la leçon. C’est finalement eux qui l’ont retenue.

Maya Jribi, une icône du militantisme tunisien nous a récemment quitté. Deena, quel impact a eu cette femme dans ta vie ?  

Deena : C’est une grande perte et ça m’attriste énormément. Comme beaucoup, je suivais avec beaucoup d’attention ce qu’elle faisait. Elle était un vrai modèle pour la jeunesse tunisienne. Elle a construit au côté d’Ahmed Néjib Chebbi le Parti Démocratique Progressiste, un des partis d’opposition à Ben Ali, qui à l’époque consumait notre pays. Difficile de décrire cette personne, si ce n’est de dire que c’était une femme incroyable. Une des seules qui a posé le poing sur la table, qui s’est battue sans faire de consensus avec ces connards d’Islamistes. Et malheureusement, eux sont encore en vie…

Avec ton titre “Ena Essbab” Deena, la communauté LGBT semble prendre une place importante dans ton univers musical…

Deena : Oui, j’ai notamment un titre qui est axé sur la question du genre, du masculin toxique. Lorsqu’on mentionne la cause LGBT, on pense tout de suite à la femme. Je voulais parler de la condition masculine et ses préjugés, comme ceux par exemple qui sont considérés comme gays parce qu’ils sont efféminés. Je parle malgré tout de la femme, avec l’idée que si une femme est active, on va immédiatement l’appeler “mon frère”… Je n’ai pas encore abordé les réelles questions LGBT, si ce n’est un petit clin d’œil sur le test anal en Tunisie, où je me suis armée d’une punchline. Après, il est hors de question d’en parler n’importe comment, car ça reste un sujet sensible en Tunisie. L’homosexualité est condamnable et tu peux encore à tout moment être poignardé chez toi, dans la rue ou dans un lieu public. D’ailleurs, pour comprendre ce qu’est l’homosexualité, je me suis rendue sur des forums et des sites d’associations palestiniens !

Sama : Ça ne m’étonne pas car il y a une grande communauté LGBT. Peu de gens le savent mais la Palestine est le seul pays arabe où être homosexuel n’est pas illégal. Pourquoi ? Parce que les lois palestiniennes n’ont jamais été renouvelées depuis l’empire Ottoman. A cette époque, personne ne se préoccupait de l’homosexualité. Rien d’étonnant donc, de voir en Palestine des gens faire ouvertement leur coming-out ! Lorsque j’étais petite, la discrétion était de mise. Aujourd’hui, l’organisation Al-Qaws («arc-en-ciel» en arabe) qui travaille et défend les droits LGBT, organise des soirées queer et gay une fois par mois dans le quartier sud de Tel-Aviv. Beaucoup viennent de Ramallah et chacun à sa technique pour pouvoir pénétrer le territoire israélien. De toute façon, il est toujours plus difficile de rentrer que d’en sortir… Ce qu’il faut savoir, c’est que la Palestine voit la vie privée avec énormément de pudeur. De manière générale, il est interdit de s’afficher publiquement, qu’on soit gay ou hétéro.

En tant que pionnières techno pour vos pays respectifs comment est-ce que vous voyez le futur de la musique électronique ? 

Sama : Si j’ai bien remarqué quelque chose, c’est que la techno n’est plus réservée aux soirées électro. J’ai été dernièrement invitée à mixer pour l’association culturelle Al-Kamandjati, un genre de «conservatoire» palestinien. Je me suis embrouillée avec le fondateur Ramzi Aburedwan, violoniste alto. Lorsque je l’ai rencontré, il m’a demandé : «Pourquoi des gens paieraient pour voir une fille en train de boire et mixer de la techno? Ça ne fait pas partie de notre culture». Je lui ai répondu : «Ah ouais? Vous, vous enseignez la musique classique dont Beethoven et Bach. En quoi ça fait plus partie de notre culture?» Finalement, la musique ne dépend pas d’une culture, elle est universelle et appelle à des sens dont on ignore l’existence. Mon but n’est pas d’utiliser la musique pour communiquer ma culture mais d’élargir le public techno. Ma mère apprécie la techno maintenant, c’est déjà une victoire ! Longtemps, la musique nous servait à pleurer les disparus ou chanter la révolution. C’est sympa aussi de découvrir que la musique est parfois sans objectif. C’est ce qui s’est passé lorsque je suis allée au Liban. Mes parents m’ont envoyé là-bas car il voulait que je m’épanouisse sans la guerre. C’est à Beyrouth que j’ai pu m’évader musicalement et que j’ai tout oublié… Donc, à mon tour, si je peux participer à ce genre d’émancipation, mission accomplie

Deena : Selon moi, on n’arrêtera de diviser la musique électronique en scène nationale. Je pense que tout sera mélangé. Je l’espère ! Il faut ouvrir les frontières, oublier cette notion de nationalité et de patriotisme